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09 Mar

Publié depuis Overblog

Publié par Ulysse Alta  - Catégories :  #Article

Du réel vers l'apparition

« J'ai tant voulu être aimé qu'il me semble que j'aime »

Comment relier l'oubli, l'alcool et la foi ? En y réfléchissant, il s'agit d'un cercle vertueux bien connu. Celui qu'emprunta Joris-Karl Huysmans, par exemple. Je souhaite oublier donc je bois ; je veux oublier que j'ai bu ; je cherche un culte pratiquant l'absolution rapide. Mais nous allons voir que le trajet peut s'effectuer, mettons, à rebours, et que la foi peut mener aux substances illicites. Prenons le cas d'un gaulois fameux : Obélix. Tombé dans on-ne-sait-quelle-mixture lorsqu'il était petit, notre ami à forte ossature n'est pas avare de stratagèmes lorsqu'il s'agit de reprendre une lampée de potion. Obélix est finalement le seul des irréductibles gaulois à ne pas désirer la potion pour les effets qu'elle produit, mais pour son goût. Notre irréductible gaulois n'est en fait qu'un grand nostalgique, à la recherche des plaisirs disparus de l'enfance.

Mais revenons d'abord à l'oubli. Il existe une nette opposition entre le verbe « oublier» et son substantif, l'oubli, qui connote un effacement total. Oublier, en revanche, c'est faire l'impasse sur une partie de sa vie au profit d'un état antérieur ; c'est donc paradoxalement le signe d'un désir de mémoire. Il s'agit de faire abstraction d'une période qui, crois t-on, n'offre pas de solution de continuité. On cherche à retrouver le temps qui précédait l'expérience ; on ne cesse pas l'activité de mémoire mais l'on choisit de l'orienter vers autre chose.

Dans un long-métrage librement inspiré du récit de Drieu La Rochelle, Le Feu Follet, le protagoniste incarné par Maurice Roner se trouve dans cette position délicate. Dans cette œuvre de Louis Malle, l'oubli est analogué à l'alcool ; la boisson n'est pas tant une consolation qu'un mode d'existence. Sorti de cure, Alain Leroy considère ses options, assemble d'étranges collages, fragments, photographies, estampes reliées à son vécu et qu'il examine avec l'œil curieux d'un enfant. Homme calme, charmant, rompu aux joutes spirituelles qui signent le genre Nouvelle vague, Roner va faire le tour de ses amis une dernière fois, mais le cœur n'y est plus. Ou plutôt le cœur est bien tout ce qui reste, puisque, dit-il : « les liens sont lâches ». Alain Leroy a tant vécu l'oubli qu'il ne peut s'accrocher à une vie préalable. Il va sans dire que l'œuvre de Louis Malle est de ces films qu'il tient de voir un soir d'hiver, par temps de pluie, quand le moral est de toute façon foutu. Mais le long-métrage resserve de magnifiques séquences.

« L'alcool était dans mes veines avant que j'y réfléchisse. […] J'ai commencé par attendre les choses, en buvant. Et puis un jour je me suis aperçu que j'avais passé ma vie à attendre... les femmes... l'argent... l'action.

- Mais pourtant tu as eu Dorothy, et bien d'autres !

- Je ne les ai pas eues. Je ne les ai pas. »

Le dialogue est limpide. Pourtant, ces paroles prennent le contrepied des enseignements des sciences de la vie moderne, selon lesquels la prise initiale d'une substance donne naissance à une zone de désir correspondante. Si les drogues activent effectivement une zone de plaisir, un désir de retour, chacun, selon sa sensibilité, porte en lui ce germe avant d'y gouter, comme un instinct cherchant le pendant réel de sa manifestation. Ainsi va le comportement cryptoreligieux du profane ; chez lui aussi, bien des évènements apparaissent comme la révélation d'un monde étranger à celui auquel il prend part.

Cette manifestation ou Hiérophanie1 est considérée comme la base des cristallisation. Entre ce qui habite et ce qui est habité, il n'est rien de commun. Mais comme le souligne l'étymologie du terme pro-fane - « celui qui se tient devant le temple » – la porte de l'Église est entre les deux mondes une solution de continuité ; en raison de la distinction particulière dont il fait l'objet, le pas du Temple est ainsi le lieu où se déroule le jugement dans de nombreux cultes2. Cette notion du « jugement » est parallèle à celle de « l'examen de conscience » du profane oublieux. L'espace, en cela pareil à la mémoire, n'est pas homogène. Mais la religion, la foi, les valeurs permettent l'acquisition d'un point fixe, axe central nécessaire au processus de civilisation. Le sacré est homologué à la puissance, et s'ancre ainsi au réel. Cette puissance trouve sa manifestation dans le politique. Ainsi, durant son passage chez les Nambikwara, Lévi-Strauss décrit dans Tristes Tropiques la première expérience de la tribu avec l'écriture.

L'anthropologue confie papier et crayon au chef de la tribu ; après un court examen, ce dernier inscrit une ligne sur la feuille blanche. Aussitôt, il brandit cette inscription devant les membres du clan, et ceux-là font geste d'inclination. C'est, dit Lévi-Strauss, que ce dernier avait instinctivement compris la fonction première de l'écrit : non pas d'abord la connaissance ou la communication, mais le pouvoir – et dans ce cas précis, un pouvoir irrationnel, donc sacré. La manifestation du sacré est cette transition, par laquelle une chose s'arrache de son usage quotidien pour se charger d'une puissance autonymique. Cette puissance ne s'arrête pas au politique ; plus précisément, elle ne se limite pas au pouvoir de l'individu sur la communauté : elle représente également ce pouvoir que l'homme exerce sur lui-même. Son véhicule est, le plus souvent, celui d'une substance, une drogue à caractère liturgique augmentant ou modifiant ses performances ; le vin dans la religion catholique, l'Ayahuasca des tribus Amazoniennes, la feuille de coca des amérindiens, etc.

Certaines substances altèrent la perception, la conscience de soi-même et des autres ; d'autres donnent un sentiment de surpuissance ; d'autres encore vous figureront que vous étiez en fait un lama, et que vous vous êtes lourdement trompé en cherchant jusqu'alors à intégrer le monde des hommes. Les drogues donnent alors une vision faussée du réel, me direz-vous. Et pourquoi ? Vous la connaissez, vous, la psyché du lama ? Les substances modifient la perception initiale, font place aux hiérophanies de toutes sortes ; mais au fond l'homme n'est-il pas déjà cet alliage étrange, à peine appréhendé, de solutions chimiques à la stabilité relative. Chez les schizophrènes, la barrière du corps s'estompe : l'individu est à la fois lui-même et ceux qui l'environnent ; parfois, il croit avoir dit de sa bouche ce que d'autres ont prononcé en sa présence : pour eux, c'est le langage qui devient réel3 ; inversement, la conscience d'un individu sous substance n'est plus reliée qu'aux sens et leur altération.

Dans son Histoire de la folie à l'âge classique, Michel Foucault prônait une analyse interne de la « démence » : on ne peut comprendre un acte qu'au prisme de ses motivations, et ceux d'un individu sous substances doivent être entendus de son point de vue pour être homologués aux actes dits réels. En effet, l'objectivité ne peut être confondue à une association des subjectivité : on peut tout à fait observer un phénomène à plusieurs et avoir, à plusieurs, un jugement biaisé. De même qu'au sein d'une manifestation « sacrée », nous disions qu'il n'existait pas de lien entre ce qui « habite » et ce qui est « habité », de même encore que l'oubli cherche désespérément à relier des temps hétérogènes, les substances font place à une objectivité nouvelle dont il s'agirait de découvrir, entre leur monde et le notre, une « solution de continuité ».

1Néologisme de Mircea Eliade : manifestation symbolique du sacré au sein d'un élément du quotidien.

2Analyse de Mircea Eliade dans Aspects du mythe.

3Selon M. Merleau-Ponty dans La prose du monde.

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